Mi figue-mi raisin
La journée d'hier n'avait pas trop mal commencé. Une fois le petit déjeuner pris, ëlle était repartie sur la machine à coudre et avait fini la gigoteuse qu'ëlle destinait à son petit. Ne manquait plus que coudre les boutons et la boutonnière, ce ne serait pas trop dur.
La semaine dernière, ëlle avait papoté avec une amie de la toile, qui lui avait proposé des affaires pour le Bulot il y a quelques temps, ëlle n'avait pas osé lui en reparler, un peu timide, n'osant pas toujours demander, sa Maman lui ayant appris, petite, à ne pas réclamer, ëlle attendait que la proposition soit réitérée, et elle le fût. Ëlle avait reçu, hier, en début d'après-midi un message sur son téléphone lui disant qu'un carton suffisamment grand pour contenir le maxy cosy et d'autres choses qui lui seraient utiles pour accueillir son petit, avait été trouvé. Celà lui avait fait chaud au coeur. Tout comme quand Mademoiselle J. lui disait qu'elle avait fait quelques emplettes pour son fils. Tout compte fait, les personnes qui s'intéressaient à lui n'étaient pas si nombreuses; ëlle était tombée en disgrâce auprès des grands-parents paternels du bébé, pas un coup de fil pour savoir comment la grossesse évoluait, son père avait décidé qu'il se défoulerait sur la seule de ses trois enfants qui acceptait encore de garder le contact avec lui, celui qui avait partagé sa vie plusieurs années était même parti en voyage et n'avait pas pris la peine de lui demander de ses nouvelles pendant plus d'une semaine, alors qu'il fût un temps où ëlle lui répondait chaque jour, mettant sa vie privée entre parenthèse, pour l'aider, l'écouter, demeurer l'amie qu'ëlle avait été, les gens changent beaucoup, ëlle était peinée de tout celà, "abstiens-toi et supporte" disait la devise de sa classe de philo de terminale. Ëlle avait appris à ne pas trop compter sur ces personnes-là, juste un peu plus de peine quand celà concernait le père de son enfant.
Hier soir, ëlle et Mademoiselle J. avaient papoté, puis, ëlle lui avait dit qu'ils s'étaient enfin tous mis d'accord pour le prénom du Bulot, qu'ëlle était contente que cet accord fût trouvé, mais qu'ëlle gardait ça secret; à chaque fois qu'ëlle avait cru l'avoir trouvé, jamais ils ne parvenaient à tous être d'accord, et le petit prénom devenait éphémère. Ëlle ne sait pas vraiment ce qu'il s'est passé, Mademoiselle J. a dû se trouver vexée, blessée, de ne pas être dans la confidence. Ce que Mademoiselle J. ne savait pas, c'est que depuis un an environ, ëlle était devenue la principale confidente, celle à qui, du fait de cette rencontre sur la toile et de l'envol de la retenue qu'imposait quelques fois les amitiés de longue date, ëlle osait tout dire, enfin presque. Ëlle espère juste que mademoiselle J. était de mauvais poil hier soir, qu'elle avait eu une mauvaise journée, et que ce refus avait juste provoqué une réaction excessive, que les mots avaient dépassé la pensée, que ce qui avait été dit ne l'aurait pas été en étant de bonne humeur. Les larmes lui étaient montées devant l'ordinateur, puis ëlle était partie un peu plus loin, réfléchir à ce qui venait d'être dit. La surprise avait été telle qu'ëlle n'avait pas laissé place à la colère, sa carapace habituelle aurait réagi au quart de tour, envoyant quelque mot blessant à son tour, non, ëlle lui avait juste répondu que "si elle s'en contrefichait, ëlle ne viendrait plus l'embêter avec le prénom de son enfant, ni même sa grossesse, puisqu'ëlle l'embêtait avec ça." Qu'"ëlle lui souhaitait une bonne continuation, qu'ëlle était juste déçue."
Les larmes étaient revenues dans le salon. Dans l'après-midi, après avoir reçu le message de Madame F., ëlle se disait que la toile lui avait permis de rencontrer de belles personnes, même si elles n'étaient pas nombreuses, ëlle savait que le petit nombre qu'elles étaient, ce petit nombre, ëlle pouvait compter dessus. Ëlle ébauchait même dans sa tête un billet qu'ëlle aurait nommé "Solidarité". Ëlle avait dû trop s'en enorgueillir, les deux échanges d'hier venant se contrebalancer l'un l'autre, ëlle gardait en bouche une drôle de saveur, ëlle ne savait plus trop quoi penser, son humeur, comme le goût qui lui restait, mêlé au sel des larmes, était mi figue-mi raisin.